Fatick, le 25 octobre 2014

« Empiéter sur les droits des communautes, polluer demain ! »

Page de garde étude centrale à charbon-BADC’est le titre du rapport que Lumière Synergie pour le Développement vient de publeir sur le projet controversé de centrale électrique à charbon de la Banque Africaine de Développement au Sénégal

Résumé exécutif

A l’instar de la majeure partie des pays de la sous-région Ouest africaine, le secteur de l’énergie au Sénégal est confronté à un énorme déficit de production, occasionnant de lourdes pertes pour l’économie nationale et des désagréments sociaux importants.

En guise de réponse, le gouvernement avait décidé de changer sa stratégie par une diversification des sources de combustibles, permettant ainsi de se libérer de la tyrannie du pétrole et sécuriser enfin ses besoins énergétiques : d’où l’option du charbon, un combustible bon marché.

Alors la SENELEC, à travers un PPP, a été instruit de construire deux centrales à charbon sur un site de 29 ha dans le village de Minam, précisément dans le périmètre de Bargny-Minam, à 35 km de la capitale sénégalaise : Une centrale de 125 MWH par l’entreprise suédoise Nykomb Synergetics Development AB et une autre de 250 MWH par l’entreprise Coréenne Kepco.

Pendant que la première centrale cofinancée par la BAD  et un consortium de banques dont la BOAD, la  CBAO et la  FMO a déjà démarré, la seconde qui sera entièrement financée par la Banque Coréenne de développement est au stade de négociation sur le terrain.

Cependant, pour plusieurs raisons plus ou moins avérées, une partie de la communauté locale dont l’association Takkom Jerry est fortement opposée à l’installation de centrales à charbon dans leur localité.

A travers cette étude, Lumière Synergie pour le Développement (LSD), une organisation membre de la Coalition des OSC africaines sur la BAD a tenté de faire une analyse comparative entre les préoccupations d’ordres environnementales et sociales recueillies dans la communauté et les données de l’EIES, avec comme ambition de créer un espace de dialogue entre les différentes parties prenantes et faire respecter les droits des communautés.

Ainsi, cette étude s’est particulièrement intéressée à la première centrale dont la BAD a déjà approuvé un prêt de 55 millions d’Euros en 2009, soit quelques 36 milliards de FCFA.

Les résultats de l’étude 

Premièrement, l’EIES mentionne un certain nombre d’impacts négatifs dont :

  • La pollution des eaux de surfaces et des eaux souterraines ;
  • Les rejets d’eaux chaudes, de polluants dangereux (NOx, SO2, CO) et d’eaux usées qui vont entraîner la destruction de l’écosystème marin  et de la biodiversité dans la zone ;
  • La pollution sonores et l’altération de la qualité de l’air avec des effets néfastes sur la santé ;
  • La dégradation du couvert végétal par déversements de métaux lourds ;
  • Les émissions de gaz à effet de serre et impacts sur les changements climatiques ;
  • La perturbation de l’occupation du sol et l’empiétement sur le site de transformation de poissons et expropriations sur le foncier.

Deuxièmement, les populations ont soulevées beaucoup de griefs parmi lesquels :

D’abord, sur le plan social :

  • Le mode de consultation de la population lors de l’EIES qui n’a pas été transparent ;
  • La compromission des mesures locales d’adaptation aux changements climatiques. En effet, le site était prévu pour reloger plus de 200 familles victimes de l’érosion côtière qui avance d’environ 1 à 3m/an ;
  • Les impacts sur l’occupation des sols, comme par exemple l’accès aux cimetières, l’école élémentaire et le site des femmes transformatrices de poissons, etc. ;
  • Les expropriations sur le foncier sans indemnisation juste et équitable ;
  • Les menaces sur la pêche artisanale (et les activités connexes) qui représente plus de 50% du secteur économique de la communauté locale, sans mesures d’atténuation ;
  • L’absence de mesures de mitigation claires des impacts négatifs sur la santé.

Sur le plan environnemental, les populations dénoncent :

  • Une violation de l’article L13 de la loi n°2001-01 du 15 Janvier 2001 portant Code de L’environnement, notamment la zone tampon de 500 m devant séparer une installation classée de catégorie 1 et les lieux d’habitations ;
  • Un manque de fiabilité des mesures préconisées pour la gestion des cendres et la caducité de l’EIES qui est vieille de 5 ans ;
  • La pollution de la mer, de l’air et par conséquent une menace sur la pêche artisanale ;
  • La non application du PGES alors que le projet a déjà démarré.

Sur le terrain, la tension est d’ailleurs souvent très forte. La population campe sur sa position et réclame toujours une délocalisation du projet, ou le respect et l’application de hauts niveaux de standards environnementaux et sociaux.

Pour conclure, le projet fait face à une situation de non acceptation sociale par la communauté de Bargny. Dès lors, la question  fondamentale qu’il faudrait se poser est de savoir si jamais la confiance entre les communautés et le projet pourra être restaurée.

Pour notre part, cette confiance est nécessaire et doit être recherchée par toutes les parties prenantes, surtout dans la perspective gouvernementale de faire cohabiter par la force ces 2 centrales électriques à charbon avec les populations de Bargny.

Au terme de cette étude, nous formulons à l’intention des différentes parties prenantes les recommandations suivantes :

Au gouvernement du Sénégal 

Nous nous interrogeons véritablement sur la pertinence du choix porté sur une technologie faisant appel aux énergies non renouvelables comme la houille, couteuse, polluante surtout en termes de production de gaz à effet de serre et aux cours volatils. Même si par ailleurs la production attendue permettra de couvrir 50% de nos besoins en énergie électrique, la question de la dépendance au charbon restera entière puisque le Sénégal n’est pas producteur de ce minerai.

Maintenant qu’il est évident que la CES ne peut plus reculer sur le projet de centrale à charbon de 125 MW que la BAD est entrain de piloter, nous pensons qu’il est possible de gérer les risques du projet et de rassurer enfin les communautés.

D’abord, la CES doit améliorer la transparence dans la mise en œuvre du projet en consultant de façon adéquate, significative et éclairée les populations sans aucune discrimination, conformément au Protocole d’Accord qu’elle a signé avec la DEEC le 13 mai 2009 dans le cadre de la mise en œuvre du PGES. A cet effet, il est attendu du promoteur de mettre en œuvre les recommandations de l’EIES relative à la préparation d’un plan de déplacement pour les besoins de délocalisation des installations et activités qui se trouvent dans l’emprise de la centrale et dans la zone tampon (500 m), et un plan de libération totale de l’emprise. Elle devrait sans tarder entamer des concertations sur le foncier afin d’informer les communautés sur la situation des indemnisations et explorer avec elles les possibilités de régler définitivement le conflit sur le passif réclamé par la population. En effet, la clause relative « à la désaffectation de terrains pour cause d’utilité publique » derrière laquelle se barricade la CES pour s’accaparer des lotissements de Minam 1 et Minam 2 ne saurait disculper l’Etat du Sénégal de son devoir de protéger les populations affectées et vulnérables de Bargny.

En outre, le promoteur doit prendre contact avec les femmes transformatrices de poissons et discuter avec elles sur le sort qui leur sera réservé et le projet de modernisation sur lequel il avait pris des engagements. A défaut, il faudra décider de commun accord avec ces dernières, la possibilité de leur délocalisation avec des conditions égales ou meilleures que le site actuelle, comme recommandé par l’EIES.

D’autre part, les seules considérations socio-économiques ne sauraient prévaloir sur la préservation de l’environnement qu’engendrera un pareil investissement. Ainsi, sur le plan environnemental, la CES doit davantage communiquer avec les populations sur les mesures d’atténuation des impacts négatifs et s’expliquer sur la gestion des cendres que la SOCOCIM semblerait ne pas du tout être impliquée, ainsi que sur les impacts cumulatifs des rejets de polluants dangereux de la SOCOCIM et des 2 centrales à charbon (125 et 250 MW).

La CES doit également communiquer avec les communautés sur les allégations de violations du code de l’environnement, notamment sur la zone tampon de 500m devant séparer la centrale et les habitations qui n’a pas été respectée.

Quant à la DEEC, elle devra dès  maintenant s’assurer que le Comité de Gestion Environnementale et Sociale prévu dans le cadre de l’EIES est effectivement mis en place. En outre, elle devra veiller à ce que les promoteurs mettent en œuvre le PGES conformément à la règlementation environnementale nationale ainsi que les mesures d’atténuations préconisées. Cela ne peut être garanti que si elle exerce en toute rigueur et sans complaisance sa mission régalienne de suivi des clauses de l’EIES et de protection de l’environnement.

Concernant la centrale de 250 MW devant être réalisée par Kepco, le gouvernement doit entreprendre des consultations immédiates et effectives avec les communautés de Bargny-Minam. A ce sujet, nous interpellons la DEEC sur la situation de cette entreprise qui n’a pas encore réalisé une étude d’impact préalable, alors qu’elle serait actuellement en négociation avec une partie de la population de Minam qui serait favorable au projet.

D’autre part le gouvernement doit impérativement reconnaitre aux communautés le droit « au consentement libre, préalable et informé ». En d’autres termes les populations ont le droit de refuser l’installation de la seconde centrale sur leur terroir.

Enfin, le gouvernement doit donner une réponse immédiate et définitive au problème de l’érosion côtière qui avait amené la communauté de Bargny à réaliser des lotissements sur l’actuel site. La centrale va coexister avec elle au moins pendant 25 ans, alors sans autres alternatives d’adaptation aux changements climatiques, le centrale restera éternellement « le coupable », « le monstre » à abattre aux yeux des victimes.

Aux investisseurs

La BAD a joué un grand rôle dans le financement de ce projet dans lequel elle a contribué à hauteur de 37%. Ceci confirme son leadership dans le financement du développement du Sénégal en particulier et de l’Afrique en général. En effet, sa mission est de contribuer au développement économique durable et au progrès social des pays africains. Cependant, compte tenu de tous les problèmes soulevés par cette centrale à charbon, on est en droit de se poser la question de savoir si dans ce cas pareil, la recherche de profits n’est pas trop mise en avant au détriment de certaines valeurs sociales et environnementales qui sont pour l’essentielles reprises dans son Système de Sauvegardes Intégré (SSI) dont les objectifs sont :

  1. Eviter, dans la mesure du possible, les impacts négatifs des projets sur l’environnement et les personnes concernées, tout en optimisant les bénéfices potentiels du développement ;
  2. Minimiser, atténuer et/ou compenser les impacts négatifs des projets sur l’environnement et les personnes touchées, à défaut de les éviter ;
  3. Et aider les emprunteurs/clients à renforcer leurs systèmes de sauvegarde et développer leur capacité à gérer les risques environnementaux et sociaux.

En outre, selon la politique du secteur de l’énergie de la banque, la BAD vise entre autres objectifs  « d’aider les Pays Membres Régionaux (PMR) à développer un secteur de l’énergie viable aux plans social, économique et environnemental ». Parmi les 9 principes qui doivent guider cette politique, la BAD s’engage à :

  • Progresser vers les énergies propres ;
  • Promouvoir la responsabilité environnementale et sociale ;
  • Intégrer les réponses au changement climatique ;

Comparés à la réalité sur le terrain, ces 3 principes sont complètement piétinés par le projet. Et mieux encore, même si la BAD ne s’est pas engagée à ne pas financer des centrales à charbon, il est dit de façon très claire dans ce document que « la BAD battra campagne pour appuyer les efforts déployés par les PMR pour accéder aux technologies propres». Dans notre cas, la BAD est entrain de battre campagne pour des technologies polluantes !

D’autre part, la BAD affirme dans le préambule de son SSI, son engagement à respecter les droits humains et à protéger les populations affectées par ses projets, surtout celles qui sont les plus vulnérables. En effet, la politique affirme que le SSI « soutient les voix des personnes affectées par des opérations financées par la Banque, tout particulièrement les communautés les plus vulnérables, en offrant, par exemple, des mécanismes de griefs et de recours au niveau du projet — une manière structurée, systématique et gérée de permettre aux voix et aux inquiétudes des personnes affectées d’être entendues et traitées pendant la planification et la mise en œuvre du projet. La BAD conformément à son mandat tel que décrit à l’article 1 de l’Accord de la Banque et l’article 2 de l’Accord du Fonds, et aux dispositions visées par l’article 38 de l’Accord de la Banque, et l’article 21 de l’Accord du Fonds, considère les droits économiques et sociaux comme faisant partie intégrante des Droits de l’Homme et par conséquent affirme qu’elle respecte les principes et les valeurs des Droits de l’Homme tels qu’ils sont exposés dans la Charte des Nations unies et dans la Charte africaine des Droits de l’Homme et des peuples. Ces principes font partie de ceux qui ont présidé à l’élaboration du Système de sauvegardes intégré. La BAD encourage ses pays membres à observer les normes, standards et bonnes pratiques internationaux en matière de Droits de l’Homme, sur la base de leurs engagements pris en vertu des traités internationaux des Droits de l’Homme et de la Charte africaine des Droits de l’Homme et des peuples. »

Donc en tout état de cause, nous ne pouvons que nous interroger sur la conformité de la BAD à cette politique dans ce projet controversé. Sinon, comment se fait-il donc que des populations affectées par la centrale de BargnyMinam n’aient pas été entendues et leurs droits respectées par les promoteurs y compris le gouvernement du Sénégal ?

De façon spécifique, nous demandons donc à la BAD d’exercer une diligence/vérification de conformité, conformément à son SSI, notamment sur les Sauvegardes Opérationnelles 1, 2, et 4 :

  • Réaliser une Evaluation Stratégique Environnementale et Sociale (EESS) en plus de l’EIES compte tenu de l’existence de « niveaux élevés de risques environnementaux et sociaux» ;
  • Réaliser un Plan d’Action de Réinstallation (PAR) pour les femmes transformatrices de poissons qui se situent dans la zone d’influence du projet ;
  • Exercer son influence pour l’évaluation des effets cumulatifs potentiels comme définie par la SO2 : les impacts sur les zones et les ressources qui résultent du projet proposé, en plus des impacts d’autres projets existants ou prévus, y compris à partir des installations connexes, quelle que soit l’entité qui entreprend ces actions (…) Les effets cumulatifs peuvent résulter d’actions individuellement mineures mais collectivement significatives, qui se déroulent sur une certaine période de temps (…) L’évaluation environnementale et sociale doit couvrir tous les impacts d’installations directs et indirects concernés, cumulatifs et connexes
  • Enfin, compte tenu de la vulnérabilité de la zone du projet aux changements climatiques, nous recommandons à la BAD de vérifier si l’analyse des impacts sur les changements climatiques est conforme avec sa directive sur le Dépistage climatique.

Aux entreprises contractantes

Elles sont appelées cohabiter avec les communautés pendant longtemps, au moins 25 ans. Donc elles devraient dès à présent s’exercer à installer la confiance et faire en sorte que le climat général sur et autour du site reste paisible. Malheureusement, notre expérience dans ce domaine montre que les entreprises multinationales agissent en toute opacité, souvent de façon condescendante avec les communautés hôtes et jouent souvent sur leur influence sur les élites politiques et même par la corruption pour se protéger ou échapper à leurs responsabilités, en lieu et place d’une stratégie d’engagement communautaire transparente et effective.

Conscientes des contestations sérieuses d’une partie de la communauté, Nykomb et Kepco devraient absolument s’assurer « une licence sociale » avant le démarrage de leurs travaux.

Ces entreprises devraient également (indépendamment de la partie gouvernementale) commencer à mener des activités de sensibilisation dans les communautés de Bargny Minam, comme d’ailleurs les lui recommande l’EIES (P.255). A cet effet, l’association Takkom Jerry peut servir d’interlocuteur crédible en ce sens qu’elles pourraient collaborer dans la recherche de solutions aux conflits

Mais, si cette porte de sortie n’est pas explorée, nous leur rappelons qu’en vertu des normes internationales en matière de Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE), notamment les Principes Directeurs de l’OCDE et les Principes Directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, il y a toujours des moyens pour les mettre devant leur responsabilité de respecter les droits de communautés riveraines de leurs projets et les contraindre à rendre compte sur leurs comportement au Sénégal.

Aux communautés affectées dont principalement Takkom Jerry

Quant aux communautés affectées par les projets des 2 centrales, nous leurs conseillons de rester ouvert au dialogue et de maintenir leurs revendications dans la légalité et la paix. Cette étude est un des moyens de faire entendre leur colère et obtenir gain de cause.

Nous recommandons aux communautés de saisir soit le Mécanisme Indépendant d’Inspection de la BAD, ou bien le Mécanisme de plainte de la FMO ou enfin le mécanisme de plainte de l’OCDE au sujet de leurs griefs contre le projet.

Cependant, toute négociation suppose des concessions de part et d’autres. Etant convaincu que leur voix sera entendu, il faudra qu’elles se préparent dès lors à cet exercice.

Pour plus d’informations, téléchérger le rapport complet ici: https://dl.dropboxusercontent.com/u/7083970/Rapport%20finale%20Centrale%20%20charbon-Bargny%20Minam%20Sept2014.pdf